Entretien de Sydney CHICHE-ATTALI réalisé en 2024 par Morgan Le Clec’h dans le cadre de sa recherche autour de l’utilisation de l’Art par les maisons de luxe notamment dans le cadre des collaborations entre artistes et maisons de luxe.

Morgan LE CLEC’H : Pouvez-vous vous présenter ?

Sydney CHICHE-ATTALI : Je suis Sydney CHICHE-ATTALI, avocat au barreau de Paris et agent d’artistes et d’auteur. Je travaille principalement pour les acteurs des industries créatives, culturelles et technologiques pour les conseiller en droit de la propriété intellectuelle et en droit du numérique.

MLC : Êtes-vous familier avec le phénomène d’utilisation de l’Art par les maisons de luxe ?

SCA : Oui, alors je suis familier de ce phénomène car je travaille dans ces domaines d’activités (mode, luxe, Art, etc.). J’ai la chance d’accompagner notamment des créateurs, des artistes qui sont amenés à collaborer avec des maisons de luxe ou de mode, et je conseille également des maisons de mode et de luxe sur des problématiques qu’elles ont en termes de droits d’auteur et de propriété intellectuelle.

Piet Mondrian x Yves Saint-Laurent (1965)

MLC : Et que pensez-vous de cette utilisation de l’Art par les maisons de luxe ?

SCA : Je pense que l’utilisation de l’Art par les maisons de luxe est un phénomène qui est assez ancien. On trouve déjà dans les années 60/70 des utilisations des œuvres par les créateurs, par exemple par Yves Saint-Laurent avec les œuvres de Mondrian utilisées pour créer des robes. Il y a une historicité assez ancienne de ces collaborations et de l’utilisation de l’Art dans la mode et dans le luxe. Cependant, on voit quand même qu’il y a une accélération ces dernières années de ce phénomène avec de plus en plus de collaborations entre des maisons de luxe et des artistes. Il y a à la fois une volonté de s’ancrer dans le temps aussi avec l’utilisation d’œuvres plus anciennes et iconiques pour convoquer des symboles et pour bénéficier de leur aura. Et aussi, nous voyons de plus en plus de collaborations avec des artistes contemporains pour travailler l’identité de la marque et affirmer son identité sur le marché du luxe par le biais des artistes et des collaborations artistiques. Pour évoquer le cas de Louis Vuitton (LV), on peut mentionner la récente collaboration avec Yayoi Kusama qui s’ancre dans cette dynamique. Aussi, la nomination de Pharrell Williams à la tête de la création chez LV montre aussi qu’il y a cette volonté de convoquer l’héritage du passé en disant « on est une maison ancienne, on est ancré dans une longue tradition, mais on est également à la pointe en termes de création contemporaine ». Aussi, en tant que maison de luxe parisienne, française, on peut se targuer d’être aussi les dépositaires de la grande histoire de l’Art qui est exposée à Paris, et dont Paris est aussi l’un des centres névralgiques mondial.

L’idée est également de montrer qu’on collabore avec des artistes d’aujourd’hui, qu’on est toujours en phase avec la création actuelle. En fait, c’est un peu les deux volets de leur stratégie. Ce qui est très intéressant pour nous en tant qu’avocat, et en tant qu’agent d’artistes, ce sont ces collaborations aussi d’un point de vue juridique, d’un point de vue de la manière dont elles se structurent, se construisent. Ce sont des collaborations qui doivent répondre à de nombreux enjeux à la fois pour les marques et à la fois pour les artistes. Lorsqu’on est un artiste et qu’on s’associe à une marque, il faut faire très attention, mais on peut aussi faire des faux pas en s’associant en tant que marque à un artiste… Il faut être précautionneux dans les deux cas.

En tant que marque, on peut être amené à être associé à l’artiste dans les bons et mauvais moments. Par exemple, dans la collaboration Adidas et Kanye West, il y a eu beaucoup de hauts et de bas dans la relation et il y avait dans leur contrat, une clause qui justement prévoyait que si Kanye West, par ses déclarations publiques, venait à nuire à la marque Adidas, la marque pouvait mettre fin au contrat et c’est ce qui a d’ailleurs été actionné par Adidas. Il y a beaucoup d’enjeux juridiques intéressants dans ces contrats. J’en ai mentionné un mais il y en a de multiples (le droit moral des artistes, la rémunération proportionnelle, la question du partage de la propriété intellectuelle, la coexistence des marques, etc.).

Yayoi Kusama x Louis Vuitton (2023)

MLC : Ok, très intéressant. Et du coup, de quelle manière selon vous les maisons de luxe utilisent l’Art ? On a déjà parlé des campagnes publicitaires, vous avez parlé de la nomination de Pharrell Williams, des collaborations, mais est-ce que vous connaissez d’autres manières d’utiliser l’Art pour les maisons de luxe ?

SCA : Je vois également l’utilisation de l’Art dans la publicité comme un décor pour la mise en scène d’une marque en référence à l’histoire de l’Art et de l’aura de ces œuvres. Par exemple, j’ai écrit un article récemment sur la campagne de publicité de LV mettant en scène Léa Seydoux qui pose devant des œuvres d’art comme, par exemple, les œuvres du peintre Monet qu’on trouve au musée de l’Orangerie.

Évidemment, la photographie, la vidéo de campagnes publicitaires avec des œuvres majeures derrière, offre un décor déjà sublime et en plus, cela permet de s’inscrire dans des lieux majeurs de Paris, dans l’histoire de l’Art, dans le travail de l’artiste, de l’artisan. Il y a beaucoup de codes et de références qui vont servir la marque. Donc, il y a à la fois cette démarche de l’utilisation de l’Art en tant que décor, comme symbole. Il y a l’utilisation des œuvres elles-mêmes dans les créations, je pense à Jeff Koons. Il avait fait une collaboration avec LV où il prenait des œuvres du domaine public et il les reproduisait sur des sacs de la marque. En plus des œuvres visuelles, il y a aussi l’utilisation des œuvres musicales, notamment pour la bande son des publicités, des défilés, etc.

Par exemple, j’ai la chance d’accompagner un musicien compositeur de talent qui compose des œuvres musicales pour les maisons de mode, notamment pour les défilés. Pour cela, il travaille souvent main dans la main avec le créateur de la collection, et avec la maison. Pour certaines maisons, les compositions de cet artiste font désormais partie de l’identité de la maison après plusieurs années de collaboration.

Je pense qu’aujourd’hui, les maisons de luxe ont bien compris leur intérêt à collaborer avec des artistes. Comme beaucoup d’acteurs du luxe, les hôtels de luxe font également appel à des artistes pour leur commander des œuvres souvent des pièces uniques et originales pour leurs hôtels.

MLC : Pour revenir sur LV, quelles sont les principales préoccupations légales que LV doit prendre en compte lorsque la maison utilise des œuvres d’art dans ses publicités ou pour ses défilés ?

SCA : Alors, il y a plusieurs enjeux différents. Lorsque l’on parle des œuvres musicales et des œuvres visuelles, on parle d’œuvres qui peuvent être protégées par le droit d’auteur. Parmi celles-ci, il y a des œuvres qui sont toujours protégées par le droit d’auteur et celles qui sont dans le domaine public, qui ne sont plus protégées par le droit d’auteur.

On va commencer par celles qui sont dans le domaine public, c’est à dire qui ne sont pas protégées par le droit d’auteur, parce que c’est le cas le plus simple. Par exemple, dans le cadre des œuvres de Monet présentes au musée de l’Orangerie, leur auteur, Claude Monet, est mort depuis plus de 70 ans, donc les œuvres sont « tombées » dans le domaine public. C’est-à-dire qu’en réalité, même les ayants droit n’ont pas la possibilité de réclamer des rémunérations si elles sont reproduites ou représentées dans le cadre de publicité ou même sur des sacs. Donc, en réalité, les maisons de luxe, dans ce cas-là, auront simplement comme obligation de respecter l’esprit de l’œuvre, le droit moral de l’auteur, sachant que ce droit n’est pas évident à faire valoir lorsque l’auteur est mort depuis longtemps. En réalité, quand Louis Vuitton filme Léa Seydoux devant les Nymphéas de Claude Monet au Musée de l’Orangerie, elle n’a pas demandé d’autorisation aux ayants droit. La seule chose qu’elle doit faire, c’est respecter l’œuvre et veiller à ce que l’œuvre ne soit pas totalement dénaturée, qu’on ne représente pas, des choses qui soient totalement contraires à ce que Claude Monet aurait souhaité politiquement, éthiquement. Mais hormis ce léger risque, les marques ne vont pas avoir de difficultés à utiliser des œuvres tombées dans le domaine public dans des publicités sans demander d’autorisation aux ayants droit.

C’est la même chose sur les sacs de LV dont on discutait. La maison peut imprimer sur des sacs des motifs provenant d’œuvres dans le domaine public choisies par Jeff Koons sans avoir à payer des droits aux éventuels ayants droit ou héritiers. Cette hypothèse est la moins compliquée.

Cela devient compliqué lorsque le droit d’auteur s’applique aux œuvres que LV souhaite utiliser. Par exemple, dans le cadre d’une campagne publicitaire, on a eu le cas que j’évoquais dans mon article de l’utilisation par LV des œuvres de Joan Mitchell qui étaient exposées à la Fondation LV.

Il se trouve que LV avait demandé à la Fondation Joan Mitchell d’utiliser des œuvres de Joan Mitchell dans le cadre d’une campagne publicitaire. La Fondation Joan Mitchell avait refusé, arguant que Joan Mitchell, de son vivant, avait toujours refusé qu’on associe ses œuvres à des produits ou qu’on les utilise à des fins commerciales. Elle autorisait les utilisations que pour des fins éducatives ou d’intérêt général. LV a quand même, malgré ce refus, choisi d’intégrer des œuvres aux publicités en photographiant Léa Seydoux devant, pour promouvoir l’un des sacs de la marque. La Fondation Joan Mitchell a alors publié une lettre ouverte pour indiquer qu’elle n’avait jamais donné son autorisation pour cette utilisation et qu’elle s’y opposait. En réaction, LV a dû retirer ces images de ses campagnes publicitaires à la suite du scandale.

Il y a effectivement l’obligation pour LV de demander l’autorisation des détenteurs de droits, quand la maison veut reproduire des œuvres qui sont protégées par des droits d’auteur dans le cadre de publicités (même si elles sont exposées à la Fondation LV…). Les autorisations sont encore plus indispensables s’ils en font la commercialisation sous forme d’imprimés sur des sacs ou de « merch’ », etc.

Et donc, évidemment, c’est aussi le cas de toutes les œuvres produites par des artistes contemporains. Quand LV fait appel à des compositeurs de musique pour ses défilés ou des créateurs d’images pour ces publicités, il faut que la maison obtienne une licence ou une cession de droits et qu’elle rémunère ses auteurs en conséquence. Il y a ces problématiques juridiques notamment, et au-delà de cela, il y a des contrats de collaboration qui sont plus complexes avec, par exemple, les partenaires plus long terme comme Pharrell Williams. Dans ces contrats, il y a beaucoup de clauses liées à la propriété intellectuelle, mais aussi beaucoup d’autres clauses sur l’exclusivité, sur ce que l’artiste ne doit pas faire à côté de ses activités pour LV, ce à quoi il doit participer, ce à quoi il ne doit pas participer, le respect de la réputation de la marque, les modalités d’une éventuelle séparation, la répartition des droits en cas de séparation, etc. Ce type de contrat est particulièrement long et complexe.

MLC : Est-ce que vous avez des exemples de publicités de LV qui ont pu être retirées en raison de problèmes de droits d’auteur ?

SCA : Oui, il y a cet exemple que je vous ai cité de la campagne de publicité LV avec Léa Seydoux qui, donc, était filmée au sein de la Fondation LV elle-même.

Dans ce cas précis, les vidéos ont été filmées au sein de la Fondation LV. Elles représentaient donc les œuvres de Joan Mitchell en fond, de photographies et de vidéos publicitaires. Dans ce cas, la campagne de publicité avait déjà été diffusée lorsque la Fondation Joan Mitchell a fait paraître cette lettre ouverte disant qu’elle s’opposait à cette utilisation considérant que c’était une contrefaçon des droits d’auteur de l’artiste Joan Mitchell. Cela avait conduit justement LV à retirer cette campagne de publicité. Vous comprenez que ces questions de droits d’auteur et de propriété intellectuelle sont extrêmement importantes pour ces maisons de luxe, étant donné que ces collaborations avec des artistes sont une partie fondamentale de leur stratégie de communication. S’il ressort dans des articles de presse et des scandales divers qu’une maison ne respecte pas les droits des auteurs, vous voyez que toute la stratégie de s’associer à des artistes et de bénéficier de leur aura se retourne contre elle. Donc, évidemment, pour les maisons de luxe, c’est une priorité de s’assurer qu’elles ont bien respecté les droits des auteurs, qu’elles ont bien rémunéré les auteurs, que toutes les autorisations sont bien transmises et que les contrats sont bien rédigés, parce qu’un scandale comme celui-là pour une maison de luxe, c’est parmi les pires qui puissent leur arriver. Le fait de dire qu’ils ne respectent pas les créateurs peut être extrêmement nuisible car cela va à l’encontre dans leur discours : « Dans le luxe, on valorise et respecte les créateurs, on respecte le travail des créatifs, des artisans », etc. C’est donc des enjeux très importants pour ces maisons.

Louis Vuitton x Joan Mitchell (2023) – Exploitation non autorisée par la Fondation Joan Mitchell retirée par la marque

MLC : Ok, très intéressant. Et est-ce que vous pensez qu’avec la digitalisation, il y aura d’autres problématiques juridiques pour l’utilisation de l’Art ? Je pense notamment aux NFT et au metaverse.

SCA : Je pense qu’effectivement, il y a de nouveaux enjeux avec la digitalisation des comportements même dans le domaine du luxe. S’agissant des NFT, on peut mentionner le cas des « Metabirkins ». Un artiste avait utilisé une intelligence artificielle pour créer des images en 3D de sacs à main Birkin de la marque Hermès qu’il avait appelés les « MetaBirkins » et avait vendus sous forme de NFT.

Évidemment, pour une marque comme Hermès, c’était compliqué à accepter, surtout que le projet avait commencé à prendre beaucoup d’ampleur, les ventes étaient importantes et généraient des revenus importants. La maison a donc agi donc contre cet artiste, sachant que, comme je vous le disais, ce n’est pas idéal pour une marque de luxe d’agir contre un artiste, donc ils ont dû réfléchir en termes de communication, voir ce qui était possible de faire, etc. Mais l’artiste, lui, était complètement sûr de ses droits. Il disait que c’était l’avenir, que de pouvoir tout réutiliser, tout s’approprier, même les marques, etc.

Mais la maison faisait valoir qu’elle n’acceptait pas cette utilisation de ses créations, ce qui était légitime puisqu’elle avait des droits de propriété intellectuelle dessus (droit d’auteur, marques, etc.). Aux États-Unis, Hermès a engagé une action et l’a gagné. A la suite, l’artiste a fait un scandale en estimant que cette décision était contraire à la liberté d’expression et de création.

Alors effectivement, les marques de luxe font des collaborations avec des artistes, mais elles ne peuvent pas non plus accepter que tous les artistes utilisent leurs créations et que leur propriété intellectuelle soit utilisée par les artistes sans contrôle. Donc, il y a cette chose-là aussi, c’est que les maisons ont une stratégie de collaboration avec les artistes, mais elles doivent aussi avoir une stratégie de lutte contre la contrefaçon et l’utilisation non autorisée par d’autres artistes de leurs œuvres et de leurs créations dès lors qu’elles doivent conserver une cohérence de marque, d’image, etc. Par exemple, pour « MetaBirkins », rien ne disait au public à première vue, que la maison Hermès n’avait pas collaboré au projet.

Mason Rotschild – « MetaBirkin » (2021)

MLC :  Est-ce que vous pensez que l’utilisation de l’Art par les maisons de luxe, devrait continuer à s’étendre, tout en respectant les droits d’auteur ? Est-ce que vous pensez que c’est une bonne stratégie pour les maisons de luxe et pour leurs images de marque de continuer ?

SCA : Je pense que c’est une bonne chose pour les maisons de luxe, je pense qu’elles ont totalement compris leur intérêt, mais ça, ce n’est pas à moi de le dire, c’est plutôt aux conseillers en stratégie marketing de ces maisons de luxe. Je pense que c’est également une bonne chose pour la création artistique. Parce que, de fait, ces collaborations permettent de faire vivre des artistes, de créer une économie autour de l’art qui est intéressante, qui est basée sur l’exploitation des œuvres et la réutilisation des œuvres avec des budgets parfois intéressants. Cela permet à des artistes plastiques ou des musiciens de faire des collaborations intéressantes, d’avoir accès à des budgets conséquents, de participer à des projets d’ampleur et de financer aussi leur travail créatif par la suite. Cela est positif tant que cela ne bride pas leur potentiel créatif.

Donc, pour ma part, je trouve que c’est une bonne chose pour la réalité économique des créateurs et donc pour la création en conséquence. Je pense que les maisons de luxe ont compris leur intérêt à faire ces collaborations-là et je ne pense pas qu’il va y avoir de ralentissement de ce phénomène. Au contraire, il m’apparait que ce phénomène de « Artketing » dans le luxe tend à s’accélérer.

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